Les envois royaux

Le 03/07/2023 0

Dans Le cheval en Nouvelle-France

Des chevaux envoyés sur ordre du roi

[Section précédente : Le premier cheval à Québec]

En 1660, Louis XIV atteint sa majorité et prend en mains les affaires du royaume. Il décide alors de donner une solide impulsion au développement de la Nouvelle-France : d'importants moyens sont mis en œuvre pour renforcer le peuplement, la défense et l'équipement de la colonie. Les chevaux font intimement partie de ce programme.

Six envois comprenant juments et étalons seront faits entre 1665 et 1671, pour un total d'environ 80 bêtes. À partir de ce moment, on considérera que la colonie en est suffisamment pourvue et que la reproduction fera le reste. Ce groupe est le noyau du troupeau de chevaux qui va peupler la Nouvelle-France jusqu'à la Conquête.

Des groupes de 14 chevaux

Au mois de juillet 1665, débarque à Québec le premier lot envoyé par ordre du souverain. L'événement ne semble pas avoir créé de remous outre mesure; il est mentionné laconiquement dans la Relation jésuite de cette année-là: « Le 16 arriva le Capit. Poulet, avec M. Bourdon, 12 chevaux, 8 filles... »(1). On notera au passage l'ordre de préséance : les animaux d'abord, les jeunes femmes ensuite. Ces dernières font évidemment partie du groupe qu'on appelait « les filles du Roi ». À noter que dans ses comptes, l'intendant Talon affirmera toutefois avoir reçu cette année-là en tout quatorze chevaux(2).

D'après le père de Charlevoix qui relate ces événements en 1744, les chevaux arrivaient en même temps que monsieur de Salières et le régiment de Carignan, Courcelles et Talon, respectivement gouverneur et intendant de la Nouvelle-France, et quantité d'artisans et d'engagés, «en un mot, une colonie plus considérable que celle qu'on venait renforcer », écrit-il(3).

 

Après des traversées dans des conditions souvent difficiles, le débarquement marquait le moment d'une nouvelle épreuve pour les bêtes. Rappelons qu'il n'y a pas d'installations portuaires en Amérique quand arrivent les explorateurs et les colonisateurs. Pendant très longtemps, dans le Saint‑Laurent comme sur le littoral océanique, les bateaux de haute mer n'approchent pas le bord : le voyage se termine pour gens et bagages par une promenade en barque ou en chaloupe. Pour ceux qui viennent à Québec ou à Montréal, Tadoussac est le point de transbordement. Mais les animaux? Dans le cas du voyage de Christophe Colomb en 1493, l'historien américain Robert West Howard décrit une technique qu'il appelle le « jump and swim for it »(4); en traduction libre, « saute et débrouille‑toi pour nager ». L'équipage s'occupe tout simplement de jeter à l'eau les animaux qu'on veut débarquer du bateau; on estime que l'instinct de survie leur permettra ensuite gagner la rive où il suffira de les rassembler. D'après Howard, on aurait procédé ainsi en Amérique jusque vers 1750. Dans le cas des chevaux débarqués en Nouvelle‑France, on ne sait rien de plus précis puisque personne, pas même les Jésuites, ne s'est donné la peine de le décrire. Il devait cependant être difficile de faire autrement tant qu'il n'y a pas eu d'installations adéquates pour l'accostage des bateaux de haute mer.

« Vu des estalons... »

Cheval codex

 

 

« Vu des estalons que Louis le Grand fit envoyer avec soixante belles juments dans la Nouvelle-France il y a plus de trente ans d'où sont sortis de très beaux chevaux... ». Charles Bécard de Grandville, Codex du Nord Amériquain, 1701

Des choix parfois douteux

Au printemps de 1667, on achemine un deuxième contingent. Colbert, principal ministre du Roi, adresse à l'intendant le programme de l'année administrative. Il lui annonce que « le Roi fait passer encore cette année par les soins de la Compagnie [des Indes occidentales] ensuite du traité qu'elle a fait avec sa Majesté, quatre cents bons hommes, cinquante filles, douze cavales et deux étalons, et comme le Sr le Gaigneur de Rouen & les autres marchands qui sont associez avec luy se sont bien acquitez les années précédentes de tout ce qui a regardé la levée et le passage d'un pareil nombre d'hommes, de filles et de chevaux, je m'assure que vous en aurez aussy une pareille satisfaction pour cette année »(5).

Les traversées sont toujours hasardeuses. Talon écrit avec inquiétude au ministre en août: « Les vaisseaux qui ont dub partir de Normandie et porter les passagers engagez, les filles et les cavalles, ne sont pas encore arrivez »(6). Tout finit cependant pour le mieux puisque Marie de l'Incarnation écrit à la fin de l'été: « Sa Majesté a encore envoyé des chevaux & on nous a donné pour notre part, deux belles juments et un cheval, tant pour la charrue que pour le charroi ». C'est que les bateaux sont finalement arrivés à bon port le 25 septembre(7).

En dépit du contentement de la religieuse et des assurances préalables de Colbert, Talon trouve des raisons de se plaindre de la qualité des chevaux qui lui sont envoyés: à cause de leur âge, la colonie sera privée de quelques bonnes années de reproduction. Il en fait la remarque avec humeur au ministre. « Bien que tous les chevaux soient heureusement arrivés, lui écrit‑il le 27 octobre 1667, je ne puis m'empescher de vous dire que ceux qui ont esté employés pour en faire l'achapt ont mal fait leur devoir quand ils ont acheté quelques bestes de neuf ans. Le Roi n'espargnant point sa bourse pour ces despenses, qu'il regarde comme très utiles, ceux qui sont employés de la part de la compagnie devraient n'espargner pas quatre ou cinq pistoles pour le per achapt ».

La négligence des acheteurs de la compagnie n'a pas porté seulement sur les chevaux: les autres animaux transbordés provoquent la même réaction déçue chez l'intendant. Pire, les agents recruteurs n'ont pas su trouver des engagés dans la force de l'âge(8). Visiblement, ceux qui exécutent les ordres en France ne tiennent pas en haute estime la colonie, et se contentent d'y envoyer des gens ou des animaux de second choix.

 

 

Jean talon

 

Statue de Jean Talon devant le Parlement de Québec; photo Neuville Bazin, 1949. BANQ, Fonds Ministère de la Culture et des Communnications.

On continue les envois

 

Ordre d'envoi signé par Louis XIV:

Sainct Germain en Laye, le 3e jour d'Avril 1670

Garde de mon thrésor royal, M. Estienne Jehannot Sieur de Bartillat, payez comptant au Thrésorier Général de la Marine, M. Olivier Subleau, la somme de trente neuf mille cent trente huict livres quinze sols pour employer au faict de sa charge, mesme celle de xxx ll m 9 me xv lbs [39 138 livres 15 sols] au payement tant du passage et nourriture de cent engagez et cent cinquante filles qui passent au dit pais de Canada que pour l'achapt et passages de douze cavalles, deux estallons et cinquante brebis pour ledit pais, scavoir x9 lbs [10 000 livres] pour le passage et la nourriture des dits cent engagez à raison de c ll [100 livres] chacun, xlb9 [15 000 livres] pour les cent cinquante filles, 119cx ll [7890 livres] pour l'achapt des douze cavalles, deux estallons et cinquante brebis, à raison de gxx ll [220 livres] pour chaque cavalle, idem, pour chaque estallon et C lb [cent livres] pour chaque brebis, et x9 lbs t. [tournois] pour le passage et nourriture des dits bestiaux et aultres frais, et bll un xxX bus ll x bs pour les taxations du dit thrésorier à raison de cinq deniers par livres

 (signé) Louis

(Source : Collection de manuscrits contenant lettres, mémoires, et autres documents historiques relatifs à la Nouvelle-France…, Québec : Imprimerie A. Coté et cie, 1883-1885, vol. I, p. 195)

En 1668, un nouveau groupe de chevaux, probablement encore douze juments et deux étalons, est envoyé vers la colonie. Cependant, Talon affirme dans un mémoire n'en avoir reçu que treize(9). Il y a vraisemblablement eu perte durant la traversée, une réalité inévitable dans les conditions de l'époque. Ce groupe est à peine débarqué que l'intendant en redemande aussitôt dans un mémoire au Roi: « Que le fonds soit fait pour l'achapt et le transport de 12 juments et deux étalons »(10). De son côté, Louis XIV tient à s'assurer qu'on a fait bon usage des trois premiers contingents et qu'on devienne même en mesure d’approvisionner d'autres colonies. Il le précise dans un mémoire à l'intention de l'intendant: « Prendre soin de l'augmentation des chevaux et bestiaux de toute nature, afin que non seulement les habitans en aient pour leurs besoins, mais mesme en assister les Isles françaises de l'Amérique qui en auront toujours un très grand besoin ». Talon commente en marge du texte: « La copie cy jointe du contract passé avec ceux auxquels on a distribué des cavalles, fait connoistre les précautions qu'on prend po. les faire emplir, et conserver les poulains qui en proviennent. Bon »(11). On verra dans une prochaine section les termes de ce contrat de distribution.

Le Roi maintient le rythme. Le 16 février 1669, Sa Majesté a signé un ordre pour le paiement de 64 659 livres destinées à financer l'envoi au Canada de cinq cents personnes, quatorze chevaux et cinquante brebis(12). L'année 1670 amène aussi son chargement de chevaux sur lequel Talon, qui rentre d'un voyage en France, a pu veiller personnellement. « Je suis arrivé, écrit‑il à Colbert le 29 août 1670, le 18 du courant, tous les vaisseaux qui sont partis de France, mesme celui qui portait les filles et les cavalles s'y sont heureusement rendus... une seule cavalle a payé pour tout le navire et n'est morte que pour estre trop ardente »(13). Si la tendance s'est maintenue, on peut raisonnablement supposer que cet envoi comptait lui aussi quatorze chevaux au départ et qu'il n'en est arrivé que treize.

Au tout début de 1671, le Roi signe un nouvel ordre d'expédition au Canada. Colbert l'annonce à Talon le 11 février: « Le Roy a donné les ordres nécessaires pour le passage de cent engagez, et Sa Majesté a fait un fonds de la somme de 14m ll [quatorze mille livres] pour estre employée en achapt de bestiaux. Je tiendray la main qu'il soit envoyé en Canada des cavalles et des anesses qui sont si nécessaires à la commodité des habitants de ce pays‑là »(14). Le nombre de chevaux n'est pas précisé, mais il y a de fortes chances que ce soit le même que lors des années précédentes.

L'ordre de 1671 est le dernier de la série royale qui envoie des chevaux en Nouvelle‑France. Dans un mémoire dressant un bilan de la colonie à l'automne de 1671, Talon conclut qu'il n'est plus nécessaire de procéder aux envois d'animaux, bovins aussi bien que chevalins: « J'estime que Sa Majesté a suffisamment fait passer de bestiaux pour peupler le Canada en espèces qui lui manquent, veu d'ailleurs que nous pouvons tirer des chevaux Anglois... », c'est‑à‑dire des colonies américaines(15). De toutes façons, il n'est même plus nécessaire de songer à cette dernière éventualité puisque les chevaux se multiplient. Talon a déjà écrit dès l'année précédente: « les chevaux... réussissent en ce pays et y sont si fort recherchez qu'on les met présentement en commerce »(16).

Plus de 80 chevaux; à quel coût?

Si on reprend les décomptes faits par Talon et les ordres d'envoi ci-haut qui spécifient le nombre de chevaux pour les années 1665, 1667, 1668 et 1669, on voit que la constante est de douze « cavalles » (juments) et deux étalons par envoi. Comme les administrations ont tendance à répéter la même formule, on peut déduire que les envois de 1670 et 1671 sont du même ordre. En soustrayant les deux chevaux morts durant la traversée, on arrive au total de 82 bêtes.

Combien pouvaient coûter ces envois au trésor royal? On en a une bonne idée à partir du bilan que fait Talon au sujet des trois premiers envois, dans son rapport de 1669. Il indique que, pour 1665, chaque jument a été payée 120 livres et chaque étalon 200(17). Si les prix n'ont pas varié de façon importante d'une année à l'autre, on arriverait pour 80 juments et 12 étalons à un ordre de grandeur probable d'environ 10 000 livres. Il reste à prendre en compte le coût du transport, que Talon ne chiffre jamais à part dans ses rapports. Cependant, il fait allusion pour 1668 à une jument passée pour le gouverneur de Courcelles, dont le passage a coûté 250 livres. Cela voudrait dire plus de 20 000 livres pour le transport des 80 chevaux. Au total, « l'opération cheval » aura exigé un budget de plus de 30 000 livres. Comment considérer cet effort dans celui de l'ensemble des dépenses de ces années-là pour la Nouvelle-France? Les Relations des Jésuites nous en donnent une idée en 1667. On parle d'une dépense de 50 000 livres pour envoyer 350 hommes et 60 filles, « outre 11 000 qu'il donne pour faire passer des chevaux et des brebis »(18). Les chiffres sont du même ordre dans l'ordre d'expédition de 1669 : 64 000 livres, personnes et animaux compris. Cela situe la part des chevaux à environ vingt pour cent de l'effort annuel durant les six années qu'aura duré ce programme.

 

« Le roi nous envoie encore cette année 350 bons hommes de travail et 60 filles pour peupler le pays. C'est une dépense de 50 000 livres outre 11 000 qu'il donne pour faire passer des chevaux et des brebis. »

[Relations des Jésuites, 1667]

 

Chevaux « du » roi???

Est-il possible de savoir d'où provenaient ces chevaux et à quelle race ils appartenaient? Une tradition orale soigneusement entretenue au Québec veut que non seulement ils aient été envoyés « par » le roi, mais en plus qu'il s'agisse de chevaux « du » souverain.

Malheureusement, il n'y a aucune indication, dans la documentation jusqu'ici consultée, qui vienne appuyer cette hypothèse, toute attrayante qu'elle puisse être. Ce n'est pas impossible en théorie. Mais il est plus qu'improbable que ces bêtes aient pu provenir des haras royaux.

Il faut voir comment fonctionnait l'administration royale à l'époque. Les opérations de recrutement des personnes, d'achat des animaux et biens et ensuite leur transport vers l'Amérique n'étaient pas réalisées par le Ministère de la marine, responsable des colonies. Elles étaient plutôt sous-traitées à des marchands indépendants basés à Rouen et réunis au sein de la Compagnie des Indes occidentales. Celle-ci se faisait ensuite rembourser les dépenses encourues. D'ailleurs, dans la correspondance entre la cour et l'intendant, on parle expressément d'acheter les bêtes [exemple: « ...que le fonds soit fait pour l'achat... »]. Et pourquoi le roi aurait-il dû racheter ses propres chevaux???

En bonne logique – et facilité - la Compagnie des Indes occidentales devait procéder au recrutement des migrants et à l'achat des animaux et fournitures près des ports d'embarquement. En plus, on voit que Talon ne se gêne pas de leur reprocher de lésiner sur le prix d'achat et de faire à l'occasion des envois de valeur médiocre. Il ne se serait certainement pas permis ce genre d'observation dans le cas de chevaux sortis des étables royales.

Quant à savoir à quelle race (ou quelles races) ils appartenaient, là non plus on ne dispose d'aucune indication sérieuse disponible. Il y a eu bien des spéculations par la suite, surtout au XIXe siècle, alors qu'on tentait de trouver l'ascendance de la race canadienne. Malgré ces efforts, aucune conclusion ne s'est imposée, d'autant plus que la génétique animale n'était pas à l'époque ce qu'elle est devenue aujourd’hui. Ce qu'on sait pertinemment, par contre, c'est que ce noyau a donné naissance à la race canadienne. Celle-ci présente un grand nombre de qualités marquantes et indiscutables, sauf peut-être celle de provenir des biens personnels de Louis XIV.

Et ensuite?

Une fois rendus ici, que devenaient ces chevaux? C'est là qu'entre en jeu un système de distribution original, qu'on va étudier dans une prochaine section.

[Prochaine section à venir : Un système de distribution]

 

NOTES

1. Relations des Jésuites, vol. 49, p. 160.
2. « Observations faites par Talon sur l'état présenté à Monseigneur Colbert par la Compagnie des Indes Occidentales, portant l'employ des deniers fournis par le Roy pour faire passer en Canada (1669) », Rapport de l'Archiviste de la Province de Québec (RAPQ), 1930-1931, pp. 103-106.
3. F.-X. de Charlevoix, Histoire et description générale de la Nouvelle-France, (1744), Montréal, Élysée, 1976, t.1, p. 381.
4. Robert West Howard, The Horse in America, Chicago, Follet, 1965, pp. 19-20.
5. Colbert à Talon, 5 avril 1667, RAPQ, 1930-1931, p. 69.
6. Talon à Colbert, 25 août 1667, RAPQ, 1930-1931, p. 75.
7. Lettres de Marie de l'Incarnation, cité dans Robert-Lionel Séguin, «Le cheval et ses implications historiques dans l'Amérique française», Revue d'histoire de l'Amérique française, 2, 1951, p. 234. Pour l'arrivée, voir Relations, vol. 50, p. 214.
8. Talon à Colbert, 27 octobre 1667, RAPQ, 1930-1931, p. 69.

9. « Observations... », op. cit.
10. « Mémoire de Talon sur le Canada », 1669, RAPQ, 1930-1931, p. 100.
11. « Mémoire succinct des principaux poincts des intentions du Roy sur le Canada... », 18 mai 1669, RAPQ, 1930-1931, p. 112.
12. « Ordre du Roy... », cité dans Émile Salone, La colonisation de la Nouvelle-France, Paris, 1905, Montréal, Boréal Express, 1970, p. 198.
13. Talon à Colbert, 29 août 1670, RAPQ, 1930-1931, p. 116.
14. Colbert à Talon, 11 février 1671, RAPQ, 1930-1931, p. 148.
15. « Mémoire de Talon au Roi », 2 novembre 1671, RAPQ, 1930-1931, p. 161.
16. « Mémoire de Talon à Colbert », 10 novembre 1670, RAPQ, 1930-1931, p. 128.
17. « Observations... », op. cit.
18. Relations... vol. 50, 1667, p. 176.

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