Multiplication des chevaux

Le 05/09/2023 0

Dans Le cheval en Nouvelle-France

De quelques dizaines à une douzaine de mille

[Section précédente : La distribution des chevaux]

Distribué dans la population de Nouvelle-France contre promesse de le faire se reproduire, le cheval y trouve des conditions favorables puisqu'il va se multiplier rapidement. Au vu de cette progression, on peut affirmer que l'envoi de chevaux sera un des plus grands succès de toute l'opération coloniale française en Amérique : sur une période de moins de cent ans, les quelque quatre-vingt bêtes traversées de 1665 à 1671 vont devenir un troupeau plus de douze mille au moment de la Conquête.

Les différents recensements tenus par l'administration française sont éloquents à ce sujet. Le troupeau de chevaux augmente avec régularité pour atteindre vers 1720 environ 20% de la population humaine, soit 5270 chevaux pour 24 434 personnes. Ce rapport de un pour cinq constitue une proportion très élevée qui fait penser à l'attrait pour l'automobile dans les années 1960 ou 1970. Il va favoriser l'intégration de cet animal dans la vie de tous les jours et contribuer à façonner cette jeune société.

Une expansion rapide

Déjà en 1669, à peine quatre ans après les premiers envois de chevaux vers Québec, les Jésuites notent la nette progression du troupeau :

« De tous les animaux domestiques envoyés par le Roi dans la Nouvelle-France, les chevaux furent, en effet, ceux qui s'y multiplièrent le plus, quoique le nombre des autres y augmentât d'une manière étonnante(1). »

Vingt ans après le premier débarquement, soit en 1685, on comptait déjà 156 chevaux, près du double du total envoyé par le Roi. Une autre vingtaine d'années plus tard, en 1706, on atteignait un nombre dix fois plus élevé : 1872. Ce chiffre double encore dans les dix années suivantes: pas moins de 3786 chevaux en 1716. La croissance du troupeau se poursuit ainsi jusqu'à la Conquête où Murray découvre en faisant l'inventaire de cette nouvelle prise anglaise qu'elle abrite 12 757 chevaux. Un nouveau recensement, fait en 1784, en dénombre 30 146, dont 17 825 dans le seul district de Montréal(2).

[À droite: Rapport population et chevaux sous le régime français, d'après les chiffres tirés de Recensements du Canada, 1876]

Rapport population/chevaux

 

 

 

Un troupeau constitué

seulement à partir des

chevaux envoyés

de France

Cette croissance du nombre de chevaux dans la vallée du Saint-Laurent est d'autant plus impressionnante qu'on peut à coup sûr l'attribuer exclusivement aux animaux expédiés par ordre du Roi. La seule exception, signalée par l'intendant, est la jument « passée pour M. de Courcelles » en 1668(3). À part le gouverneur, personne n'a le moyen de faire venir des chevaux à ses frais. Évidemment, les Français n'ont pas été les seuls à en débarquer en Amérique, et des chevaux de provenance anglaise ou même espagnole auraient pu venir augmenter le troupeau de la vallée du Saint‑Laurent. Mais justement, c'est à peu près impossible durant le Régime français, d'abord parce que le commerce avec les colonies anglaises a été rapidement interdit, mais plus simplement parce que la géographie freine les éventuels échanges.

Il ne faut pas oublier que, durant de longues années, la France est en guerre avec sa vieille ennemie l'Angleterre, et que cet état de conflit se répercute sur les colonies. Par stratégie, on interdit aux habitants le commerce avec la Nouvelle-Angleterre, si proche, pour l'encourager plutôt avec les Antilles françaises, plus éloignées. Quand ce n'est pas pour des raisons militaires, on trouve encore le moyen de bloquer les communications avec les colonies anglaises pour limiter la contrebande des fourrures. Au surplus, le réseau de routes à l'intérieur de la colonie est lent à se développer, et longtemps inexistant vers l'extérieur.

Tout nous mène donc à la conclusion que les chevaux français amenés à Québec entre 1665 et 1671 sont restés seuls et se sont multipliés en vase clos jusqu'à la fin du Régime français. Cela ne les a pas empêchés, ainsi qu'on vient de le voir, de faire grimper leur nombre en moyenne de deux fois et demie à tous les trente ans. Cette progression considérable a été suffisante pour donner une assise solide à un groupe génétique, et c'est ainsi que s'explique la naissance de la race Canadienne.

Cette progression aura des conséquences sociales et économiques. Depuis 1715 ou 1720, on comptait un cheval pour cinq personnes en Nouvelle-France. Il y avait en 1716 quelque 20 890 habitants pour 3786 chevaux; en 1720, on est passé à 24 434 personnes et 5270 chevaux. Le rapport chevaux/population se situe alors autour de 20%, soit une répartition d'un cheval pour cinq personnes. Par conséquent, l'animal ne pourra rester l'apanage des premiers propriétaires, membres des groupes sociaux dominants, et se retrouvera forcément dans la population en général.

Les chevaux passent en effet assez rapidement dans les mains de roturiers, hommes de métier ou habitants. Les recensements faits avant 1700 nous en donnent déjà la certitude. La surface réduite de la colonie et le petit nombre de ses habitants permettent à ce moment de faire un recensement « individualisé ». Benjamin Sulte, dans son Histoire des Canadiens français, reproduit celui de 1681, et l'historien Robert-Lionel Séguin l'a dépouillé pour en tirer une liste de 51 propriétaires se partageant les 96 chevaux que compte alors la Nouvelle‑France(4).

La population totale de la colonie s’élève alors à 9677 personnes. On retrouve dans la liste compilée par Séguin les habituels propriétaires religieux: Séminaire de Québec, couvents des Récollets, des Ursulines, Séminaire de Montréal, Congrégation Notre-Dame. Le Conseil souverain est le seul propriétaire corporatif laïc. Viennent ensuite quelques noms à particule, autrement dit la petite noblesse locale:  Nicolas Dupont, sieur de Neuville, Paul Denis, sieur de Saint-Simon, Robert Cavelier de la Salle, Nicolas Juchereau de Beauport et le grand voyer René Robineau seigneur de Bécancourt. Ces onze propriétaires se partagent 31 chevaux. Les 65 autres sont donc répartis entre 40 personnes d'occupations diverses. Il y a, identifiés, un chirurgien, deux taillandiers et deux charrons. Les autres noms sans occupation précisée ne peuvent que désigner des habitants et seul leur lieu de résidence est mentionné: Beaupré, village Saint-Joseph, Petite-Auvergne, etc.  Quelques-uns ont peut-être une situation un peu spéciale, comme Noël Langlois, qui est un des premiers colons amenés par Robert Giffard en 1634, et on sait que ce seigneur pourvut largement ses premiers défricheurs(5).

 

Recensement 1681

 

Les propriétaires de chevaux au moment du recensement de 1681, cité dans R. L. Séguin (voir note 4).

 

 

 

Cheval de ville

et

cheval des champs

Au total, plus de la moitié de ces propriétaires de chevaux sont des habitants, censitaires d'un seigneur, parfois plus à l'aise matériellement que lui, vivant pourtant de l'agriculture -  et peut-être de la traite des fourrures, souvent en contrebande - ne faisant vraisemblablement pas partie de la liste des récipiendaires des envois royaux. C'est ici que l'observation de Talon en 1670 prend tout son sens : « on les met en commerce ». Les intéressés de tous les niveaux sociaux n'ont pas tardé à acheter des bêtes disponibles. Nous verrons d'ailleurs dans une prochaine section quelques exemples de transactions notariées.

Le recensement de 1681 donne enfin une idée de la répartition géographique des chevaux. Les villes ont la moitié du troupeau: Québec en abrite 36 et Montréal 12. Le reste, une bonne quarantaine, est donc dispersé - sans doute inégalement - dans la colonie, d'une seigneurie ou d'une  « côte » à l'autre.  Mais en tout état de cause, on peut imaginer qu'à partir de 1690 ou 1700 chaque seigneurie défrichée pouvait avoir son cheval.

Cet animal fait donc de plus en plus partie de la vie en  Nouvelle-France à mesure qu'avance le XVIIIe siècle. Mais comment a-t-il pu passer d'un propriétaire à l'autre et se répartir dans la population? On va tenter de voir dans la prochaine section.


[Prochaine section: Les chevaux en commerce

NOTES

1. Relations des Jésuites, 1669.
2. Ces chiffres sont tirés de plusieurs recensements en Nouvelle-France dont les résultats sont rassemblés dans Recensements du Canada, Ottawa, 1876.
3. « Observations faites par Talon sur l'état présenté à Monseigneur Colbert par la Compagnie des Indes Occidentales, portant l'employ des deniers fournis par le Roy pour faire passer en Canada (1669) », Rapport de l'Archiviste de la Province de Québec (RAPQ), 1930-1931, pp. 103-106.
4. Robert-Lionel Séguin, «Le cheval et ses implications historiques dans l'Amérique française», Revue d'histoire de l'Amérique française, 2, 1951, pp. 237-238; Benjamin Sulte, Histoire des Canadiens français, fac-similé de l'édition originale, Montréal, Wilson, 1880-1886, vol. 5, pp. 53-92.
5. Dictionnaire biographique du Canada, vol.1, p. 428, « Noël Langlois ».

 

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